Gret Haller
La Dimension collective des droits de l'homme et les conséquences de son occultation par l'individualisation
L'exemple de la reconstruction en Bosnie-Herzégovine
in Liber Amicorum Antonio La Pergola, Lund 2009

La première intervention de l’ONU dans une région en crise a eu lieu à la fin de 1995 lorsque, en accord avec le Conseil de sécurité de l’ONU, quelque 60 000 soldats ont été stationnés en Bosnie-Herzégovine. Les négociations de paix menées dans la ville américaine de Dayton (Ohio) ont abouti à un accord, qui a été signé à Paris en décembre 1995. La pacification militaire s’est déroulée avec succès et les armes se sont bientôt tues. En revanche, le processus de reconstruction qui s’est ensuivi a suscité des résistances qui perdurent aujourd’hui. Rétrospectivement, il apparaît que la situation politique instaurée par l’accord de paix de Dayton n’était pas totalement propice à la pacification et à la construction du pays. Les remarques critiques qui suivent se limitent au domaine des droits de l’homme au sens le plus étendu.(1) Si la Bosnie n’est pas parvenue à développer une culture des droits de l’homme digne de ce nom dans les premières années qui ont suivi la guerre, il y a à cela des raisons structurelles tenant essentiellement à trois éléments de départ figurant dans l’accord de paix de Dayton.

En premier lieu, le nouvel Etat de Bosnie-Herzégovine a été dessiné en suivant les frontières entre les groupes ethniques qui s’étaient affrontés pendant la guerre. La genèse de l’accord de paix explique que les nouvelles frontières internes suivent plus ou moins les lignes de démarcation militaires, les anciens chefs de guerre ayant participé aux négociations de Dayton. Mais, de surcroît, une ethnicisation systématique a été pratiquée jusque dans les moindres détails des structures fédéralistes, alors qu’elle ne répondait pas à une nécessité, et a pris une ampleur inégalée pendant des siècles dans l’histoire de la Bosnie.(2) Le deuxième élément est la création d’une multiplicité d’institutions chargées d’examiner les recours individuels relatifs aux droits de l'homme et dont les compétences se chevauchent partiellement. A Dayton, les parties voulaient avant tout mettre en place un grand nombre d’instances et de possibilités de recours, accordant moins d’importance à la cohérence de l’ordre juridique.(3) Pour leur donner une base légale, il a été décidé que l’ensemble des conventions internationales relatives aux droits de l'homme seraient directement applicables et on les a intégrées dans le droit national.(4) Certes, on ne peut pas construire un Etat sans créer d’instances de recours. Mais dans le cas de la Bosnie, la pléthore de voies de droit associée à d’autres facteurs a eu des conséquences critiquables. Le troisième et dernier élément tient à la valeur même de l’accord de paix. Il contenait notamment la Constitution élaborée à Dayton, qui avait été en quelque sorte plaquée sur le nouvel Etat. Or, l’accord de paix était considéré par la communauté internationale – et encore plus par la population bosnienne – comme intangible : il était inconcevable de remettre son contenu en question. Cet élément n’aurait eu qu’une importance mineure s’il n’avait eu un impact sur les droits de l'homme dans son interaction avec les deux autres éléments précités.

Historiquement, la Bosnie possède une tradition séculaire de coexistence interethnique. Elle remonte au royaume ottoman et a traversé le règne des Habsbourg avant de s’effondrer au XXème siècle. Des milices d’obédience croate et serbe se sont affrontées pendant la seconde guerre mondiale. La Yougoslavie, Etat pluriethnique, avait réussi à canaliser les animosités entre les ethnies. Lors de son démantèlement, ses dirigeants, privés de leurs anciens appuis communistes, ont recherché une nouvelle base de pouvoir dans l’ethnonationalisme, réveillant les conflits le long des lignes de démarcation ethniques. C’est là l’origine de la guerre de Bosnie dans les années nonante. Mais même les actes barbares commis pendant ce conflit ne sont pas parvenus à effacer totalement la tradition de coexistence pacifique entre les ethnies. L’identité de la population bosnienne est restée marquée par le souvenir de la Yougoslavie multiethnique – ou par des vestiges d’une tradition remontant aux temps encore plus anciens des empires pluriethniques. Il ne s’agissait pas d’un sentiment civique, l’expérience de la démocratie manquant pour cela, mais bien en quelque sorte d’un sentiment étatique, de la conscience que la coexistence pacifique entre les différentes ethnies ne pourrait être assurée que dans le cadre d’une entité ayant le caractère d’un Etat et administrée comme elle l’avait toujours été.

Individualisation de la responsabilité des droits de l'homme

Plutôt que de s’appuyer sur cette tradition, l’accord de Dayton a fermé la porte à tout effort étatique visant à établir une coexistence interethnique. Il n’a pas non plus donné à l’individu la possibilité d’agir sur le plan civique pour obtenir que l’on améliore les chances de la coexistence entre les ethnies. Au contraire, force lui a été de constater que l’organisation de l’Etat comportait de nombreuses structures soigneusement calquées sur les lignes de démarcation ethniques et qu’il n’était pas question de remettre en cause ces présupposés. Par ailleurs, les individus disposaient en théorie de tous les droits et garanties qui auraient dû leur permettre d'échapper au carcan de cette structure de base ethnicisante puisqu’ils pouvaient revenir s’installer là où ils habitaient antérieurement : l’accord de Dayton garantissait à toutes les personnes déplacées le droit de réintégrer leur logement. Mais dans la pratique, ce retour pouvait être une entreprise dangereuse si le lieu de domicile avait entre-temps été investi par des membres d’un autre groupe ethnique, opposés au retour des anciens habitants. L’ethnicisation des structures étatiques inscrit comme un principe intangible dans l’accord de Dayton a contribué à renforcer ces réactions de rejet.

On attendait donc des habitants de la Bosnie qu’ils accomplissent au niveau individuel, en réintégrant leur ancien domicile, ce à quoi l’accord de Dayton lui-même faisait obstacle au niveau collectif de l’Etat. Les personnes qui souhaitaient favoriser la coexistence interethnique ont été renvoyées à la lutte pour leurs droits individuels. C’est ainsi que la responsabilité de la coexistence interethnique a été in fine reportée sur les individus. Et la responsabilité du respect des droits de l’homme a fini par être entraînée dans ce sillage. Les multiples instances de recours en matière de droits de l'homme ont été saisies principalement pour des questions de propriété ou de jouissance de logements. Ainsi, dans la perception de l’opinion publique, le retour des personnes déplacées est devenu essentiellement une question de droits de l'homme.

Il n’y a pas que les individus qui ont été dépassés par cette configuration issue de l’accord de Dayton. La culture des droits de l'homme dans son ensemble en a elle aussi souffert : chaque échec essuyé lors d’une tentative de retour est apparu, principalement, voire exclusivement, comme une violation des droits de l'homme. Cette mise en scène d’une multitude de violations, qui crée un sentiment d’inflation, est propre à affaiblir la culture des droits de l’homme d’une société. L’individualisation de la responsabilité de la mise en œuvre des droits de l'homme a entraîné en quelque sorte une « désétatisation » de ces droits. Celle-ci a abouti à une négation de la responsabilité qui incombe à chacun, en tant que citoyen ou citoyenne, de participer au débat public pour obtenir que l’Etat garantisse les droits de l'homme de tous ceux et celles qui habitent sur son territoire. Au lieu de cela, le processus de reconstruction en Bosnie s’est développé par le canal de procédures individuelles demandant la restitution de la propriété de terres. Une des raisons pour lesquelles les trois éléments de départ figurant dans l’accord de Dayton dont nous avons parlé plus haut ont porté atteinte à la culture des droits de l’homme dans son ensemble tient au fait que cette méthode de reconstruction a très largement été pratiquée au nom des droits de l'homme.

Rétrospectivement, on peut dire que ce phénomène, qui s’est produit pour la première fois en Bosnie, a été observé à plusieurs reprises par la suite. Ainsi, ce qui s’est passé en Bosnie n’a été que le point de départ d’une évolution qui s’est répandue à travers et au-delà les Balkans pour gagner d’autres régions en crise où des interventions militaires ont eu lieu par la suite : le Kosovo, l’Afghanistan et finalement l'Irak. Le problème que pose cette évolution tient en quelques mots : la tentative de mettre en place une structure d’organisation s’appuyant sur des groupes ethniques ou religieux empêche in fine qu’un Etat se développe. Ainsi conçue, la reconstruction repose non pas sur l’identité civique de chaque citoyen et citoyenne, mais sur l'identité communautaire de groupes définis par leur ethnie ou leur religion.(5) Dans le domaine des droits de l'homme, la Bosnie reste l’exemple qui illustre le mieux ce mode de reconstruction. D’une part, le pays a pu être pacifié par des moyens militaires, contrairement aux autres régions en crise, ce qui permet de porter une appréciation sur la culture des droits de l'homme indépendamment du succès militaire. Dans les régions en crise qui se sont retrouvées sous les feux de l’actualité par la suite, le problème des droits de l'homme a souvent été éclipsé par les difficultés à instaurer la paix militairement. D’autre part, l’investissement dans le respect des droits de l'homme a été beaucoup plus important en Bosnie que partout ailleurs.

Le cas de la Bosnie est également exemplaire en ceci qu’il illustre l’incompatibilité des droits de l'homme avec une conception de l’ordre public reposant sur le communautarisme. Pendant les années d’après-guerre, les victimes en Bosnie ont souvent fait valoir que leurs droits de l'homme avaient été violés particulièrement en raison de leur appartenance ethnique. Les personnes déplacées invoquaient une violation de leurs droits de l'homme en tant que « Croates bosniens », « Serbes bosniens » ou « Bosniaques » (Bosniens de confession musulmane). Cette argumentation était souvent liée à l’idée – implicite ou exposée explicitement – que les membres d’une ethnie à laquelle appartenaient des individus ayant commis ces violations avaient par là même perdu le droit de faire valoir leurs propres droits de l'homme : les actes commis pèseraient trop lourd pour que leurs auteurs puissent invoquer des droits de l'homme. De telles erreurs d'interprétation ont conduit à une implosion de la culture des droits de l'homme.

On ne peut parer à des erreurs d’interprétation de cette nature que par une conception des droits de l'homme dont la construction fondamentale renonce à toute référence communautariste pour se fonder exclusivement sur la naissance de l’individu en tant qu’être humain, sans tenir compte de quelque autre caractéristique que ce soit. Cela n’exclut pas que des références communautaristes puissent jouer un rôle lorsque des violations des droits de l'homme sont commises en raison de l’appartenance à une communauté. Dans ce cas, il faut que l’appréciation de la violation comporte une analyse de son aspect communautariste. Il en va de même pour les questions de discrimination, qui sont toujours liées à l’appartenance à un groupe. Or, ce sont précisément les cas de violation des droits de l’homme et de discrimination qui permettent de montrer que tout individu a des droits indépendants de son appartenance à un groupe ou à une communauté. Cette conception des droits de l'homme met en valeur à la fois leur attribution individuelle et leur portée universelle.

Droits individuels et responsabilité collective: Les droits de l'homme et la souveraineté populaire

Une individualisation de la responsabilité des droits de l'homme, telle qu’elle s'est produite de manière exemplaire en Bosnie, occulte en grande partie la dimension collective de ces droits, qui se retrouvent réduits à leur dimension individuelle alors que la responsabilité de l’individu pour les droits de l'homme est essentiellement de nature collective. L’explication historique de ce phénomène réside dans le lien indissoluble qui unit les droits de l'homme et la souveraineté populaire depuis la Révolution française. Les Lumières attribuent à l’être humain deux rôles distincts, mais interdépendants : d’une part, le rôle de membre du législateur souverain ; d’autre part, le rôle d’assujetti aux lois. C’est seulement dans la mesure où le citoyen peut participer à l'élaboration des lois qu’il peut ensuite s’y soumettre, même s’il a été mis en minorité lors du processus de formation de l’opinion qui a présidé à l'élaboration de la loi.(6) Ce double rôle est particulièrement évident dans le domaine des droits de l'homme. D’une part, le droit de prendre part à la politique est un droit humain. Mais d’autre part, le fait de prendre part à la politique confère le droit d’interpréter et de développer les droits de l'homme : il faut en particulier que la définition des restrictions apportées à ces droits ait une assise démocratique, c’est-à-dire repose sur la souveraineté populaire.(7) Au sens où les concevait la Révolution française, les droits de l'homme et la souveraineté populaire sont interdépendants.(8)

Malgré les grandes révolutions, une conception prérévolutionnaire a cependant perduré, selon laquelle ce sont les gouvernants qui garantissent les libertés aux sujets de droit. C’était le cas dans les Etats qui n’avaient pas connu de véritable révolution, mais où des groupes de pouvoir sociaux avaient convaincu les monarques d’abandonner une partie de leurs prérogatives.(9) Lorsque les droits de l'homme sont conçus comme étant consentis aux ayants droit, ils perdent leur interrelation avec la souveraineté populaire. Ils sont en quelque sorte coupés de la souveraineté populaire car le souverain est la personne ou l’instance qui les a consentis. Si l’on y regarde bien, ces deux conceptions des droits de l'homme ont toujours cohabité, selon le stade de développement historique d’un Etat ou d’une région.(10)

Que les droits de l'homme soient conçus dans leur interrelation d’origine avec la souveraineté populaire ou sans référence à cette interrelation n’est pas sans portée. Dans le second cas, la personne assujettie aux lois n’est pas tenue de s’accorder de droits en qualité de membre du peuple souverain, pas plus qu’elle n'est invitée, toujours en qualité de membre du peuple souverain, à participer à la définition des droits consentis par l'instance étrangère au peuple souverain. Il suffit que l’individu se préoccupe des droits de l'homme qu'il revendique et invoque en justice individuellement et dans des cas d’espèce. Il n’y a pas de dimension collective. Dans la conception d’origine des droits de l'homme, par contre, chacun peut se préoccuper des droits autres que ses droits individuels dans des cas d’espèce. L’individu doit d’abord revendiquer ces droits et les définir, au cours d’un processus permanent et dans le cadre d’un dialogue public avec les autres individus investis de la souveraineté populaire. Il prend ainsi conscience des limites que doivent avoir ses droits, qui s’arrêtent là où commencent les mêmes droits des autres individus. Cette définition concrète des droits de l’homme dépasse la perspective de l’attribution de droits au niveau individuel uniquement.(11) Mais surtout, ce processus conduit nécessairement à la prise de conscience que la garantie des droits de l'homme n’est pas uniquement dictée par la somme de tous les intérêts individuels, mais qu’elle s’intègre de surcroît dans la garantie du bien commun, qui est davantage que la somme algébrique des intérêts individuels de tous les ayants droit. Cette garantie du bien commun peut s’exprimer notamment dans les limites fixées aux droits individuels.

Les droits de l’homme ne peuvent être durables que s’ils émancipent l’être humain à deux titres : au titre d’acteur de la souveraineté populaire, qui revendique ces droits collectivement d’abord et prend régulièrement part à leur définition ; au titre de sujet de droit, qui revendique ces droits individuellement dans des cas d’espèce. On voit donc que les propositions occasionnelles d’assortir les catalogues des droits de l'homme d’un catalogue de devoirs font fausse route. En effet, cette conception prive les ayants droit de la possibilité de prendre part à l’interaction entre tous les individus qui exercent leurs droits. La personne qui se demande dans quelle mesure d’autres peuvent invoquer les mêmes droits de l'homme ne remplit pas là un devoir, mais elle exerce un droit, le droit du Souverain de définir collectivement les droits de l’homme. Le discours sur les devoirs liés aux droits de l'homme tente d’intégrer les droits de l’homme des autres êtres de l'homme tout en occultant la dimension collective de ces droits.(12) Dans le domaine des droits de l'homme, l’individu a un seul devoir : celui de s’engager dans la mesure de ses possibilités pour que règne un ordre public au sens d’une res publica, auquel puisse être confié le devoir de protéger les droits de l'homme afin que tous les individus bénéficient d’une protection égale.(13)

Disjoindre les droits de l'homme de la souveraineté populaire dans une étape de transition

Bien que les droits de l'homme aient toujours été conçus sur le plan normatif comme étant universels, ils ont été mis en pratique à leurs débuts sous la forme de droits civiques. Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclamée en France en 1789, les deux concepts se recouvraient. Cette particularité ne figure toutefois que dans la déclaration française, et pas dans les autres catalogues des libertés individuelles de l'époque.(14) Elle traduit la conviction que les citoyens ne sont autres que des êtres humains qui, dans un espace social déterminé, sont convenus ensemble, en tant qu’individus libres et égaux, de donner à la société une forme juridique dans laquelle ils deviennent le législateur souverain.(15) Cependant, comme la mise en œuvre de la souveraineté populaire a eu lieu dans les différents Etats à des moments différents, en fonction du processus de construction de chacun, les droits de l'homme qui y sont liés ont également été mis en pratique sous la forme de droits civiques dans les autres Etats nationaux que la France. Il était encore beaucoup trop tôt pour procéder à une positivation universelle des droits de l’homme. Inversement, on peut dire que le ravalement au niveau de l’Etat national de ces droits conçus pour être universels était le prix à payer pour garantir l'interrelation entre les droits de l'homme et la souveraineté populaire. Sur le plan normatif et en théorie, la prétention à l’universalité restait intacte tandis que, dans la pratique, les droits civiques devenaient des droits particuliers associés à l’Etat national.(16)

Un mouvement inverse d’universalisation a commencé à s’étendre à la pratique après 1945. Mais, cette fois encore, il y a eu un prix à payer pour cette élévation de la protection des droits de l'homme au niveau international, un prix inverse à celui consenti 150 ans auparavant. L'interrelation d’origine entre les droits de l'homme et la souveraineté populaire a été largement abandonnée au niveau international. Les nouveaux instruments de protection des droits de l'homme prévus par le droit international ont été adoptés par les gouvernements dans l’enceinte des organisations internationales puis signés et ratifiés, suivant une procédure d’approbation qui ne laissait plus aux parlements nationaux aucune possibilité d’influer sur les définitions.(17) L’interprétation et le développement des droits de l'homme régis par des conventions internationales ont été confiés à des instances judiciaires et à des comités. Les procédures afférentes ont été développées avec un maximum d’efficacité par les organes de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) et, aujourd’hui, par la Cour européenne des droits de l’Homme.

Pour le sujet qui nous intéresse ici, il y a une différence majeure selon que les droits de l'homme sont développés par le constituant ou le législateur, d’une part, ou par la justice, d’autre part. Dans le premier cas, il s’agit d’un acte politique, qui se rattache à la dimension collective de la conception des droits de l'homme, alors que, dans le deuxième cas, il s’agit d’une procédure judiciaire concernant un cas d’espèce, qui se rattache donc à la dimension individuelle. Cette différence donne matière à discussion surtout au niveau de l’Etat national. Dans de nombreux Etats, en effet, le législateur est confronté à la cour constitutionnelle, selon des modalités variables en fonction de la répartition des compétences propre à chaque pays.(18) Or, cette situation nationale n’est pas comparable avec la situation internationale puisqu’il n’existe pas, au niveau international, de constituant ou de législateur au sens traditionnel du terme.

L’occultation de la dimension collective : un paradoxe international

Au fond, il est paradoxal que les droits de l’homme doivent être disjoints de leur interrelation d’origine avec la souveraineté du peuple pour pouvoir être imposés aux Etats nationaux et soumis à un contrôle par le biais des mécanismes de recours individuel au plan international. Il nous faudra vivre encore très longtemps avec ce paradoxe car la protection des droits de l'homme par les tribunaux et autres organes internationaux est indispensable et, surtout, doit être développée sur le plan mondial. Mais pour que les droits de l’homme aient une réalité durable malgré ce paradoxe, il est indispensable de parler de la contradiction qui a conduit à ce paradoxe, en ayant bien conscience que la disjonction entre les droits de l'homme et la souveraineté populaire peut n’être qu’une étape transitoire.

Le paradoxe de la situation ressort surtout du fait que la dimension collective de la conception des droits de l’homme est occultée ou – en d’autres termes – éclipsée par la dimension individuelle. Depuis la Révolution française et jusqu’au XXème siècle, il était clair que les ayants droit – pour autant qu’ils prennent pour référence la Révolution française et non pas une conception prérévolutionnaire des droits de l'homme – devaient déterminer eux-mêmes en quoi consistaient leurs droits.(19) Par la suite, en revanche, l’acte d’autoadministration politique fondateur des droits de l'homme a été remplacé par l’affirmation d’une vision morale préexistante.(20) Il s’ensuit que les deux rôles de l'individu, celui d’acteur de la souveraineté populaire et celui de sujet de droit coïncident ou plutôt que le premier disparaît derrière le second. L’acte politique de définition, d’interprétation et de développement des droits de l'homme est remplacé par l’acte juridique que constitue la décision du tribunal.

Ainsi, l’acte collectif d’autoadministration est remplacé par l’acte individuel d’invocation de droits en justice dans des cas d’espèce. La conception des droits de l’homme est réduite à sa dimension individuelle, ce qui peut conduire à une conception individualiste de ces droits. Marcel Gauchet relève qu’à l’heure actuelle la confiance dans les droits de l'homme repose sur des fondements exclusivement individualistes, ce qui est contraire au sens originel de ces droits.(21) Si l’être humain n’est plus confronté à la collectivité publique qu’en tant qu’un individu isolé et ne peut plus que lui présenter des revendications, cela crée une pratique d’accusation et de plainte qui menace de détruire toute forme de vie commune et, ainsi, remet finalement en question les droits mêmes qu’elle invoque.(22) Si cette évolution devait s’intensifier, les instances judiciaires risquent elles aussi de ne plus pouvoir se soustraire à cette vision de plus en plus individualiste des droits de l’homme.

Les droits de l'homme doivent être constitués par un acte politique posé par les ayants droit eux-mêmes. Cette première étape est suivie d’une deuxième, à savoir l’interprétation et le développement des droits de l'homme pour les adapter à l’évolution de la société. Si la dimension politique collective est éliminée de cette deuxième étape et que celle-ci est confiée exclusivement à des instances judiciaires, l’opinion publique a l’impression que la deuxième étape peut remplacer la première. C’est probablement cette hypothèse qui a présidé à la conception de la reconstruction en Bosnie. Or, l’expérience dans ce pays montre que cette hypothèse est sans issue. L’interprétation et le développement judiciaires ne peuvent pas remplacer l’acte politique initial qui constitue les droits de l'homme. Bien sûr, il n’est pas exclu que le peuple souverain se réfère à des violations massives des droits de l'homme vécues par d’autres mais qu’il n’a pas subies lui-même. Cela peut arriver en particulier si un pays prend pour référence l’expérience d’une large communauté d’Etats et adopte des normes élaborées et contrôlées par d’autres. Cette référence peut offrir une base solide, mais elle doit être reprise dans un acte politique constitutif et adaptée à la situation concrète. En outre, comme les normes internationales constituent des exigences minimales, l’acte politique constitutif doit déterminer dans quelle mesure il convient de dépasser ce seuil. Si l’acte collectif constitutif des droits de l'homme ne peut pas être remplacé par les actes postérieurs d’interprétation et de développement judiciaires, l’inverse est également vrai : la constitution initiale des droits de l’homme par un acte politique ne peut pas remplacer les actes postérieurs d’interprétation et de développement de ces droits à travers les revendications des ayants droit. C’est vrai en tout cas au niveau national. La question au niveau transnational ou supranational ainsi que la nécessité d’une autocritique permanente des droits de l'homme sont abordées dans le chapitre qui clôt le présent article.

Il est important d’apporter ici une nuance concernant les deux rôles de l’individu, celui d’acteur de la souveraineté populaire et celui de sujet de droit. Dans le premier rôle, qui est collectif et politique, les droits de l’homme sont revendiqués et définis collectivement tandis que dans le second rôle, qui est individuel et juridique, les droits de l’homme sont mis en œuvre ou appliqués dans des cas d’espèce. Parallèlement à la dépolitisation que nous avons décrite de la fonction « définition et développement des droits de l'homme », on observe à l’échelle mondiale une politisation de la fonction « application des droits de l'homme ». Il n’y a qu’en Europe, où les mécanismes de protection sont bien développés, que la mise en œuvre et l’application des droits de l’homme ont un caractère largement juridique. La transformation de la Commission des droits de l’Homme de l’ONU en Comité des droits de l’Homme, les espoirs placés dans cette transformation et leur déception partielle ont montré où et pourquoi la mise en œuvre politique des droits de l'homme se heurte à des limites. Le présent article porte un regard critique sur l’occultation de la dimension collective de la conception des droits de l'homme et sur la dépolitisation. Mais cette critique ne se limite pas à la question de la définition et du développement de ces droits. En ce qui concerne leur mise en œuvre et leur application aux cas d’espèce, c’est plutôt la politisation qu’il faudrait critiquer, raison pour laquelle il convient d’étendre la protection juridique des droits de l'homme par des tribunaux internationaux ou d’autres instances. Mais cette dernière problématique dépasse le cadre du présent article, qui est consacré à la définition et au développement des droits de l’homme.

Faire converger la souveraineté populaire avec les droits de l’homme

Si l’individualisation favorisée par la situation paradoxale décrite plus haut prend des proportions telles que la dimension collective ne peut plus subsister dans la conception des droits de l’homme, c’est toute la culture des droits de l'homme qui est mise en danger. Il est donc important d’analyser dès maintenant les possibilités qui s’offrent à long terme pour surmonter cette situation paradoxale. Il ne saurait être question bien sûr de ravaler les droits de l'homme au niveau national des droits civiques, où ils se sont développés à l'origine en lien avec la souveraineté populaire dans l'Etat national. Ce serait là un retour en arrière malheureux dans l’histoire des droits de l’homme. La perspective est inverse : il faut élever la souveraineté populaire au niveau supranational, là où la protection des droits de l'homme s’est déjà étendue. Il faudrait alors si possible parler de souveraineté des peuples.(23) Ce transfert de la souveraineté des peuples peut parfaitement se limiter, dans un premier temps, à la définition des droits de l'homme.(24) Le discours des peuples souverains devra-t-il, à plus long terme, s’étendre à d’autres domaines que le contenu et le développement des droits de l'homme, évolution que l’on résume parfois sous le vocable de « constitutionnalisation » ? La question reste ouverte aujourd’hui, tout au moins en ce qui concerne l’échelon mondial. Si l’on considère la « constitutionnalisation » au sens strict, c’est-à-dire comme la création d’une entité étatique totalement développée, analogue à l’Etat national mais à un niveau supérieur, la prudence est de mise : la question de savoir s’il est souhaitable voire faisable d’avoir un « Etat mondial » ou un « gouvernement mondial » est controversée, à juste titre.

On peut considérer la convergence de la souveraineté populaire avec les droits de l’homme sous deux aspects : l’aspect institutionnel, dont nous avons commencé à parler, et l’aspect du contenu. Pour aborder l’aspect institutionnel au niveau mondial, il faut penser à très long terme. Des structures et des régimes de portée mondiale sont en cours de « juridisation ».(25) Sur le thème de la « gouvernance mondiale », on discute du principe d’une administration supérieure aux Etats nationaux qui serait assurée par des acteurs issus des milieux étatiques, du monde de l’économie et de la société civile. Mais cette juridisation n’a pas de légitimité parlementaire.(26) Elle est le produit d’activités normatives publiques et parapubliques et peut même résulter de processus de négociation menés par des acteurs privés, comme c’est le cas par exemple des codes de bonne conduite de l’économie privée. Cette procédure est critiquée pour son manque de démocratie et nombreuses sont les propositions avancées pour combler ce manque. Le but est d’institutionnaliser sur le plan juridique une autonomie législative qui s’appliquerait aux procédures de juridisation mondiales et qui reposerait sur le modèle ayant conduit à l’avènement de l’Etat national démocratique.(27)

Sur le plan du contenu, par contre, on peut cerner plus précisément ce qu’implique le retour à l’ancien paradigme de la Révolution française. Si l’interrelation entre les droits de l’homme et la souveraineté des peuples est prise en compte à sa juste valeur, ces droits ne peuvent ni être offerts, ni être imposés à un peuple, mais les êtres humains concernés doivent se les attribuer. Or, cela n’est pas possible individuellement, mais seulement collectivement, c'est-à-dire en revendiquant la souveraineté populaire dans un espace social déterminé. Ce processus ne doit pas nécessairement se faire au titre de la « souveraineté populaire » si le discours sur les droits de l'homme dans l’espace social concerné se déroule sans exclusions.(28) Dans cette vision, la politique des droits de l'homme se distingue sur bien des points de ce que l’on observe aujourd’hui. Et bien qu’il s’agisse d’un retour à un paradigme ancien, cette vision pointe dans une direction qui pourrait conduire la politique des droits de l'homme à des transformations équivalant à un changement de paradigme. Il n’est pas exclu qu’en s’interrogeant sur des activités entreprises aujourd’hui au titre des « droits de l'homme », on ne soit pas obligé de leur trouver une autre justification ou même que certaines activités apparaissent comme tout bonnement injustifiables.

Pour prendre un exemple d’actualité, l’une des conséquences qu’il faudrait tirer à court terme de cette vision est que les interventions militaires dans des Etats tiers (pour autant que des décisions d’intervention soient prises, ce qui est controversé pour d’autres raisons) ne soient plus jamais justifiées par la protection des droits de l'homme. Cela n’exclut pas de les légitimer par la prévention de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, et c’est bien cela que les partisans de ces interventions ont à l’esprit lorsqu’ils invoquent la protection des droits de l'homme. Mais ils amalgament deux notions, une notion de droit public et une notion de droit pénal. Et cette confusion porte à conséquence. Le droit pénal international n’est lié qu’indirectement à la protection des droits de l'homme en droit international public. De la même manière qu’au niveau national la protection des biens juridiques par le droit pénal ne constitue qu’un ultime recours, le droit pénal international ne peut être invoqué qu’en dernier recours dans l’ordre juridique instauré par le droit international public pour protéger les droits de l'homme. La protection des droits de l'homme par le droit international public a pour but, au sens le plus large, de protéger le bien juridique que constitue la dignité humaine par des normes et des procédures multiples de nature non pénale. Lorsque l’on confond la protection des droits de l'homme en droit international public et le droit pénal international, cela signifie, rapporté au niveau national, que l’on réduit l’ordre juridique au droit pénal et, donc, que l’on nie la protection de ces mêmes biens juridiques par le droit non pénal, alors que celui-ci a une portée beaucoup plus fondamentale que le droit pénal.

Plutôt que de s’arrêter sur des activités dont la justification devrait être remise en question, il est plus intéressant de déterminer les domaines auxquels ce changement de paradigme donnerait un surcroît de visibilité. Un aspect de fond particulièrement important concerne les relations intérieures et extérieures d’un Etat, d’une communauté d’Etats ou d’un espace social quel qu’il soit. Le changement de paradigme – qui est en fait un retour à l’ancien paradigme – réunit à nouveau les deux rôles de l’individu, celui d’acteur de la souveraineté populaire, qui participe régulièrement à la définition collective des droits de l'homme, et celui de sujet des lois, qui revendique ces droits individuellement dans des cas d’espèce. S’il y a un équilibre entre les deux rôles, cela contribue à ce que le sujet des lois reste conscient que les droits de l'homme n’existent que s’ils sont les mêmes pour tous. Même si son rôle consiste à revendiquer individuellement des droits dans des cas d’espèce, il garde à l’esprit une parcelle de sa responsabilité citoyenne. Ce constat s’applique en premier lieu aux relations intérieures dans un espace social déterminé. Mais en outre, cela instaure une interdépendance entre les relations extérieures et les relations intérieures dans le domaine des droits de l'homme. Dans les relations extérieures, la question des droits de l’homme est généralement abordée lorsque l’on invite un Etat tiers à les respecter. Conséquence du changement de paradigme, ces invitations ne sont crédibles que si la culture des droits de l'homme est développée avec la même crédibilité sur le plan intérieur.

L’opinion publique peut prendre conscience des droits de l'homme de deux manières : en prenant part au discours public sur la définition et le développement de ces droits ou bien – et c’est la moins bonne des deux solutions – lorsque des abus sont commis. Si ni l’un ni l’autre n’arrive, les droits de l'homme tombent dans l’oubli et des violations massives peuvent se préparer. La meilleure prévention pour éviter les abus est donc de parler en permanence des droits de l’homme, cela pas seulement dans les relations extérieures – c’est-à-dire en rappelant les autres à l’ordre –, mais aussi sur le plan intérieur.

Perspectives

Le retour au paradigme de la Révolution française concerne un plus large éventail de thèmes qu’il n’y paraît au premier abord. En voici quelques uns. Si le discours sur les droits de l'homme est mené de la manière décrite plus haut, cela rend inopérant le reproche d’« impérialisme occidental » exprimé ça et là non sans raison. Dès lors qu’il appartient aux peuples de revendiquer et de définir eux-mêmes les droits de l'homme, on ne peut plus continuer à les leur accorder ou à les leur imposer. Mais alors, il faut que les Etats ou groupes d’Etats qui jouissent d’une longue tradition de mise en oeuvre des droits de l'homme fassent eux-mêmes ce que l’on attend ou espère de ces peuples : ils doivent soumettre leur conception des droits de l'homme à une autocritique permanente.(29) A long terme, cela permettra que la démarche de rappel à l’ordre des autres, tellement appréciée de nos jours, soit supplantée par une attitude dans laquelle les Etats ou groupes d’Etats prennent les devants en pratiquant, sur le plan intérieur, un discours sur les droits de l'homme ayant un caractère exemplaire. Cette seconde méthode est bien plus efficace que la première, comme l’illustre d’ailleurs avec éclat l’histoire des droits de l'homme : la tentative de Napoléon de faire le bonheur de l’Europe toute entière en lui imposant les acquis de la Révolution française a porté durablement atteinte à ces acquis, et en particulier aux droits de l’homme, retardant de plusieurs décennies la diffusion de ces idées. Les droits de l'homme et la souveraineté populaire ont réellement pris racine en Europe grâce au fait que certains Etats ont suivi l’exemple de succès déjà obtenus, poussant plus loin dans la même voie.

Sur le plan des relations intérieures, l’Union européenne a un rôle particulier à jouer. Et là, l’aspect du contenu rejoint l’aspect institutionnel dans la convergence de la souveraineté populaire avec les droits de l'homme. L’Union européenne s’est dotée d’une Charte des droits fondamentaux, mais sa démarche n’est pas comparable, pour ce qui concerne la convergence précitée, avec la création des instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme dans l’enceinte du Conseil de l’Europe et de l’ONU. L’une des différences réside dans le fait que les droits fondamentaux des citoyens et des citoyennes de l’UE trouvent leurs racines en grande partie dans l’activité de la Cour européenne des droits de l’Homme, laquelle a tenté de compenser le déficit de participation politique en assumant une fonction de « joker », manifeste surtout aux débuts de la CECA mais encore visible dans la CEE.(30) Les tribunaux nationaux ont également contribué à cette évolution, sans toutefois jouer le rôle de joker car ils sont toujours dans un rapport de tension avec le législateur et le constituant. Aujourd’hui, la situation dans l'UE est critiquée à juste titre pour sa juridisation, qui substitue la jurisprudence en matière de droits de l'homme à la politique démocratique.(31) Une autre différence réside dans le transfert partiel de la souveraineté étatique des Etats membres vers l’UE, qui peut avoir pour conséquence que les Etats membres ne sont plus libres de définir les politiques qu’ils souhaitent employer pour accomplir leur devoir de protection des droits de l'homme.(32) L’UE étant considérée dans le monde entier comme le champ d'expérimentation par excellence du transfert de la souveraineté nationale à un niveau supérieur, elle ne pourra pas rester longtemps fermée à un transfert de la souveraineté des peuples dans le domaine des droits de l'homme. Peut-être le malaise diffus que l’on observe ça et là envers l’UE dans les Etats membres est-il dû au pressentiment qu’une évolution importante est imminente dans ce domaine, mais qu’elle n’est pas encore suffisamment articulée.(33) En tout état de cause, la convergence de la souveraineté populaire avec les droits de l'homme constitue un défi particulier pour l’UE.(34)

Le nouveau paradigme, ou plutôt le paradigme restauré, pourrait aider à répondre à quelques questions dans le débat sur le relativisme culturel. On reproche aux droits de l'homme provenant de certaines cultures leur excès d’individualisme, arguant qu’ils risquent de contribuer à défaire des structures de solidarité nécessaires sur le plan social. Or, ce reproche n’est pas dirigé contre le phénomène décrit ici comme l’occultation de la dimension collective des droits de l'homme par leur dimension individualiste. Pourtant, il existe des points communs entre les deux phénomènes. Même dans sa conception européenne, la culture des droits de l'homme, pour autant qu’elle n’occulte pas la dimension collective de ces droits, n’a pas pour but d’ériger l’individu en figure solitaire, sans lien aucun avec son environnement social. Historiquement, la forme actuellement en vigueur en Europe d’intégration civique et collective est une évolution à partir de formes antérieures d’intégration dans des structures de groupe, grandes familles, communautés, corporations, associations ethniques, religieuses ou autres.(35) Ces groupes ont progressivement abandonné leur revendication de médiation exclusive et laissé leurs membres accéder directement et individuellement à la participation civique collective, ce qui a permis à long terme aux individus exclus de ces groupes déterminants d'accéder eux aussi à cette participation.(36) Il appartient aux cultures qui expriment ces réserves de trouver la voie qui les conduira vers un discours sur les droits de l'homme libre de toute exclusion.(37) Il n’est pas exclu que d’autres cultures conservent certaines structures de solidarité traditionnelles s’ils arrivent à leur donner une forme plus intégrative.

C’est là que se recoupent le champ du relativisme culturel des droits de l'homme et le champ du processus fautif de reconstruction mis en évidence au sujet de différentes régions en crise au début du présent article. Les structures de solidarité défendues par d’autres cultures, d’une part, et les structures créées par le processus fautif de reconstruction, d’autre part, sont apparentées sur le fond dans la mesure où aucunes ne garantissent un accès à la décision concernant l’instauration de l’ordre public qui soit indépendant des communautés et égal pour tous les individus. Les premières cultures assurent l’ordre public et l’intégration solidaire à travers des structures communautaristes car elles souhaitent se réserver la possibilité d’utiliser l’exclusion du groupe comme instrument d’instauration de l’ordre. Les acteurs du processus fautif de reconstruction recourent aux structures communautaristes car ils ont négligé l’absolue nécessité de la conscience civique collective, oubliant que la nation doit être conçue comme une conglomération de citoyens et non pas comme une collectivité d’ethnies religieuses.(38) C'est ainsi que les droits de l'homme ont été réduits à une approche individualiste, comme l’illustre bien l’exemple de la Bosnie-Herzégovine. Cela n’a été possible que parce que l’on est parti d'une conception prérévolutionnaire des droits de l'homme, comme exposé au début du présent article. C’est précisément là que s’articule le changement de paradigme présenté.

En Europe aussi, certains débats reprennent des concepts tirés du relativisme culturel des droits de l'homme. Ainsi, lorsque d’aucuns parlent de « responsabilité personnelle », il ne faut comprendre rien d’autre que le retour à une intégration solidaire et à la prise en charge des risques sociaux par les structures familiales ou communautaires. Pour les individus concernés, cela entraîne une perte de liberté de qualité identique à celle qui est critiquée dans d’autres cultures, parfois par les mêmes acteurs.(39) Ce rejet de la responsabilité affaiblit la conscience civique collective dans son ensemble alors qu’elle est la seule à même de garantir la cohésion sociale.(40) Le changement de paradigme qui s’annonce est d'autant plus important.

Si la culture des droits de l'homme réunit à nouveau les deux rôles de l’individu, l’opinion publique prendra conscience que le rôle de participation de tous les ayants droit au discours collectif sur le contenu des droits de l'homme est tout aussi important le rôle de revendication individuelle de ces droits dans des cas d’espèce. Cela rendra impensable toute tentative visant à instaurer un ordre public et une intégration solidaire bâtis sur l’appartenance à un groupe ou à une communauté de nature religieuse, ethnique ou autre. L’affaiblissement de la dimension civique et collective que pareille tentative entraînerait immanquablement ne se produira pas, ce qui revêt une importance à ne pas sous-estimer pour la cohésion sociale. Et il devient en particulier impensable que la dimension civique et collective des droits de l'homme soit occultée aussi complètement que ce qui s’est produit dans les régions en crise évoquées.

1) L’auteure a exercé la fonction de médiatrice pour les droits de l’homme en Bosnie-Herzégovine de 1996 à 2000 à Sarajevo. Sa charge de médiatrice était instituée par l’annexe 6 de l’accord de paix de Dayton.

2) Par exemple, il était prévu que la présidence tricéphale de l’Etat serait partagée entre les trois groupes ethniques (Serbes bosniens, Croates bosniens et Bosniaques, c.-à-d. Bosniens musulmans). La restriction du droit de vote passif que constitue cette réglementation fait l’objet d’un recours pendant devant la Cour européenne des droits de l’Homme (Roms et Communautés juives contre Bosnie-Herzégovine, selon communication de la Cour européenne des droits de l’Homme du 5.2.2008).

3) La Commission de Venise du Conseil de l’Europe, sollicitée pour clarifier la situation, a constaté « que le mécanisme de protection des droits de l'Homme prévu dans l'ordre juridique de Bosnie et Herzégovine [présentait] un degré de complexité inhabituel. » Document CDL-INF(96)9, http: / / www.venice.coe.int / docs / 1996 / CDL-INF(1996)009-f.asp (consulté le 31.1.2008).

4) Les conséquences de cette construction juridique ont été problématiques. Ainsi, elle pose la question de l’applicabilité directe de normes de droit international public qui sont reconnues dans le monde entier comme n’étant pas justiciables. Au surplus, avant la ratification de la CEDH par la Bosnie le 12 juillet 2002, il était impossible de présenter à la Cour européenne des requêtes contre les autorités bosniennes pour des violations de la Convention alors que celle-ci, en vertu de l’accord de paix de Dayton, était directement applicable en droit national depuis le 14 décembre 1995.

5) La situation en Irak, qui est analogue, est décrite ainsi par Amartya Sen : « La participation de différents groupes de population (chiites, sunnites, kurdes) a donné l’impression d’être largement dominée par leurs représentants et porte-parole sans que la population elle-même ne puisse véritablement prendre part à une réflexion et une action citoyenne […]. Puisque la politique menée par les Etats-Unis repose sur une conception de l’Irak comme simple collectivité de communautés religieuses et non collectivité de citoyens, les négociations ont avant tout été conditionnées par les décisions et les déclarations des chefs des différentes communautés religieuses. Il était certainement beaucoup plus facile d’agir ainsi, étant donné les tensions qui existaient déjà dans le pays et les nouvelles tensions créées par l’occupation elle-même. Mais le chemin le plus facile à court terme n’est pas toujours le plus sûr moyen de bâtir l’avenir d’un pays, surtout lorsque les enjeux sont aussi importants, et que la nation a besoin d’être une conglomération de citoyens plutôt qu’une collectivité d’ethnies religieuses. » (traduction) Amartya Sen, Identité et violence : l’illusion du destin, éd. Odile Jacob, 2007, p. 116 et 246.

6) Günther propose une réflexion de fond sur ce sujet : Welchen Personenbegriff braucht die Diskurstheorie des Rechts? Überlegungen zum internen Zusammenhang zwischen deliberativer Person, Staatsbürger und Rechtsperson, in : Brunkhorst / Niesen (éd.), Das Recht der Republik, 1999, p. 83-104.

7) Maus, Menschenrechte als Ermächtigungsnorm internationaler Politik, oder : der zerstörte Zusammenhang von Menschenrechten und Demokratie, in : Brunkhorst / Köhler / Lutz-Bachmann (éd.), Recht auf Menschenrechte, 1999, p. 287.

8) Pour un récapitulatif des objections à cette position, lire Menke / Pollmann, Philosophie der Menschenrechte zur Einführung, 2007, p. 170 ss.

9) Grimm, Deutsche Verfassungsgeschichte 1776 - 1866, 1988, p. 12.

10) Möllers, Verfassungsgebende Gewalt – Verfassung – Konstitutionalisierung. Begriffe der Verfassung in Europa, in : von Bogdandy (éd.), Europäisches Verfassungsrecht. Theoretische und dogmatische Grundzüge, 2003, p. 15.

11) Nagl-Docekal, Autonomie zwischen Selbstbestimmung und Selbstgesetzgebung, oder Warum es sich lohnen könnte, dem Verhältnis von Moral und Recht bei Kant nachzugehen, in : Pauer-Studer / Nagl-Docekal (éd.), Freiheit, Gleichheit und Autonomie, 2003, p. 313.

12) Menschenrechte verpflichten nicht das einzelne moralische Subjekt sondern « das kollektive politische Subjekt », Menke / Pollmann (op. cit. en note de bas de page 8) p. 33.

13) Tugendhat, Vorlesungen über Ethik, 1993, p. 349 s.

14) Brunkhorst, Solidarität. Von der Bürgerfreundschaft zur Globalen Rechtsgenossenschaft, 2002, p. 92.

15) Brunkhorst (op. cit. en note de bas de page 14), p. 93.

16) Wellmer, Menschenrechte und Demokratie, in : Gosepath / Lohmann, Philosophie der Menschenrechte, 1998, p. 266.

17) L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, composée de délégations des parlements nationaux, constitue une exception : elle a exercé une influence non négligeable sur l’organisation de la protection des droits de l'homme dans ce qui était alors l'Europe de l'Ouest. Van Dijk / van Hoof / van Rijn / Zwaak, Theory and Practice of The European Convention on Human Rights, 2006, p. 3 s.

18) Au sujet de l’Allemagne, lire l’avis critique de Maus (op. cit. en note de bas de page 7). Au sujet de la Grande-Bretagne, lire l’avis critique de Bellamy, Political Constitutionalism : A Republican Defence of the Constitutionality of Democracy, 2007. Dès 1991, Mary Ann Glendon, professeure à Harvard, avait relevé un problème analogue aux Etats-Unis, découlant de la tradition locale selon laquelle des prétentions juridiques sont déduites des revendications politiques. Glendon, Rights Talk. The Impoverishment of Political Discourse, 1991.

19) Selon Tugendhat, dans la mesure où nous nous soumettons à la morale du respect universel, ce sont nous, les êtres humains, qui, accordons à tous les êtres humains les droits découlant de cette morale (op. cit. en note de bas de page 13), p. 345 s.

20) Menke / Pollmann (op. cit. en note de base de page 8), p. 169.

21) « La déclaration des droits de l'homme » vise à l'origine les droits d'un sujet rationnel, d'un être abstrait qui n'est pas envisagé sous l'angle de sa singularité, au contraire. (...) En oubliant peut-être que ce qui constituait la dignité de l'homme était de s'élever au dessus des particularités de chacun et de penser pour l'humanité en général. Mais on n'a plus foi dans « le peuple » ou même dans la souveraineté partagée entre les citoyens et le gouvernement. On a foi dans le droit qui protège et départage les individualités. » Gauchet, L'individu privatisé, http: / / gauchet.blogspot.com / 2007 / 12 / lindividu-privatis.html (consulté le 20.2.2008).

22) Menke / Pollmann (op. cit. en note de base de page 8), p. 97.

23) Une publication anglaise proposait récemment la notion de « demoi-cracy », Besson, Deliberative Demoi-cracy in the European Union. Towards the Deterritorialisation of Democracy, in : Besson / Marti, Deliberative Democracy and its Discontents, 2006, p. 181-214.

24) Les droits de l'homme peuvent jouer un rôle précurseur dans cette évolution car leur domaine est celui qui a mis le plus nettement en évidence la concurrence entre les différents niveaux aux yeux de l’opinion publique mondiale. Günther, Rechtspluralismus und universaler Code der Legalität : Globalisierung als rechtstheoretisches Problem, in : Wingert / Günther (éd.), Die Öffentlichkeit der Vernunft und die Vernunft der Öffentlichkeit. Festschrift für Jürgen Habermas, 2001, p. 548.

25) On trouve cette notion chez Zangl / Zürn, Verrechtlichung – Baustein für globale Governance, 2004, p. 12 ss.

26) Nanz / Steffek, Zivilgesellschaftliche Partizipation und die Demokratisierung internationalen Regierens, in : Niesen / Herborth (éd.), Anarchie der kommunikativen Freiheit. Jürgen Habermas und die Theorie der internationalen Politik, 2007, p. 88.

27) C’est dans ce sens que Klaus Günther décrit l’Etat national moderne comme une étape transitoire dans l’histoire du monde sur la voie de l’institutionnalisation, sous une forme juridique, d’une pratique d’autodétermination démocratique. Il ajoute que le découplage entre le code juridique et son institutionnalisation sous la forme d’un Etat national démocratique doté d’une constitution ne signifie cependant pas qu’il faille abandonner l’idée d’une autonomie législative à caractère démocratique. Günther (op. cit. en note de bas de page 24), p. 561.

28) Menke / Pollmann (op. cit. en note de bas de page 8), p. 92 s.

29) Menke / Pollmann (op. cit. en note de bas de page 8), p. 85.

30) Tohidipur, Europäische Gerichtsbarkeit im Institutionensystem der EU. Zu Genese und Zustand justizieller Konstitutionalisierung, 2007, p. 78.

31) Brunkhorst, Zwischen transnationaler Klassenherrschaft und egalitärer Konstitutionalisierung. Europas zweite Chance, in : Niesen / Herborth (op. cit. en note de bas de page 26), p. 334.

32) Cette évolution devrait avoir des conséquences sensibles plutôt dans le domaine des droits sociaux que dans celui des libertés traditionnelles.

33) Brunkhorst (op. cit. en note de bas de page 31), p. 322 ss.

34) Buckel, Subjektivierung und Kohäsion. Zur Rekonstruktion einer materialistischen Theorie des Rechts, 2007, p. 273 ss et p. 295 ss.

35) Les débuts de cette évolution remontent à l’établissement des villes au Moyen Age, à la constitution d’une association formée de tous les citoyens en tant qu’individus et surmontant les barrières du sang, de la parenté et du rite. Cf. Dilcher, Mittelalterliche Stadtkommune, Städtebünde und Staatsbildung. Ein Vergleich Oberitalien-Deutschland, in : Lück / Schildt (éd.), Recht – Idee – Geschichte, Beiträge zur Rechts- und Ideengeschichte für Rolf Lieberwirth anlässlich seines 80.Geburtstages, 2000, p. 455.

36) Ce processus, qui n’est pas achevé, se développe aujourd’hui sur une ligne de séparation entre ressortissants nationaux et ressortissants étrangers ou entre personnes originaires d’Etats membres et personnes originaires d’Etats non membres de l’UE.

37) Les différentes réactions qui ont accueilli l’entrée en vigueur de la Charte arabe des droits de l’Homme montrent l’ambivalence des acteurs occidentaux face à la définition des droits de l'homme par d’autres cultures, ambivalence légitime en partie seulement. Pour une appréciation de la Haut Commissaire des Nations Unies au droits de l'Homme : <http: / / www.unog.ch / unog / website / news_media.nsf / (httpNewsByYear_en) /
385A138D2DCAA53FC12573DA00563DEB?OpenDocument> et <http: / / www.unog.ch / unog / website / news_media.nsf / (httpNewsByYear_en) /
CA8AD9742DC02606C12573E00057C3C0?OpenDocument> (consulté le 17.2.2008).

38) Sen (op. cit. en note de bas de page 4), p. 246.

39) L’ampleur de cette perte de liberté n’est pas comparable, mais cela ne doit pas induire en erreur quant à l’identité qualitative des deux phénomènes.

40) Indépendamment du fait que la notion de « patriotisme » a pris un tour douteux en raison de différents événements intervenus ces dernières années, on pourrait ranger cette prise de conscience au sens le plus large dans la catégorie du « patriotisme constitutionnel ».