Les droits et devoirs des citoyens – « Rechte und Pflichten der Bürger » – tel est le thème que l'on m'a demandé de traiter dans mon intervention. Si j'établis un rapport entre ce sujet et le thème global de ce Congrès tripartite, je suis confrontée à un problème. En effet, le titre allemand du congrès est « Bürger sein am Oberrhein ». Je m'attendais donc à un titre français tel que «Être citoyen dans l'espace du Rhin supérieur ». Mais ce n'est pas du tout cela. « Vivre ensemble dans le Rhin supérieur » dit le programme. Et il ne fait aucune mention du terme citoyen. Comment donc traiter le thème de mon exposé? Je devais parler des droits et des devoirs des citoyens et maintenant, je constate que l'on a justement retiré le citoyen du concept du congrès pour les Français et les Suisses francophones. Apparemment, le citoyen français et le « Bürger » allemand ne sont pas tout à fait identiques. Pour expliciter cela, je vais faire une rapide incursion dans l'histoire et je vais remonter à la période d'avant la Révolution française.
L'invention de l'Etat-Nation est une retombée de la Révolution. À cette époque, l'État s'est allié à la Nation, la Nation étatique était inventée et de celle-ci naquit l'Etat-Nation tel que nous le connaissons encore aujourd'hui. Ce qui est étonnant dans cette évolution, c'est que la Nation, à l'origine, n'était pas une invention politique mais bien plus, une invention culturelle. Je vais maintenant me pencher sur les deux partenaires qui, autrefois, ont scellé une alliance : tout d'abord la « République » en tant que système étatique et ensuite la « Nation ».
Premièrement, la République. Au XVIIIème siècle, les Lumières avaient fait naître trois conceptions chez les intellectuels : premièrement, l'idée de l'individualité de l'Homme, deuxièmement l'idée de l'égalité et de la dignité humaine inhérente à chacun, ce qui conduisit automatiquement, troisièmement, à penser dans des catégories universelles. Pour ce qui est de la forme de gouvernement, ces idées entraînèrent la revendication d'un système républicain accordant le pouvoir suprême au peuple, celui-ci composé de citoyens libres et égaux. Ce système républicain s'imposa lors de la Révolution, avec, certes, un léger vice de forme, la liberté et l'égalité ne s'appliquant qu'aux êtres de sexe masculin. Ce vice fut cependant corrigé plus tard.
Maintenant, le deuxième allié, la Nation. La notion de Nation existait déjà chez les Romains et, au cours de l'histoire, le terme de « Nation » signifie dans différent pays différentes choses. Pour notre propos, l'évolution décisive commence également au XVIIIème siècle, lors de la période du Romantisme, réaction au siècle des Lumières qu'il considérait comme « froid ». Le Romantisme allait surtout, dans trois points, à l'encontre du siècle des Lumières : il souligna l'émotion et non plus la raison et il mit l'accent non plus sur l'approche universelle mais sur le local, le particulier, la particularité culturelle. Ces deux derniers points vont de pair : la raison est toujours quelque chose d'universel alors que les émotions ne peuvent être partagées que par une personne émanant de la même culture. La notion de Nation, telle que la concevait le Romantisme, ne connaît donc, à l'origine, ni interprétation ethnique ni interprétation politique, sa définition est exclusivement culturelle.
Comme le siècle des Lumières a engendré la « République », un système étatique particulier, le Romantisme a engendré la « Nation », définie sur des critères culturels et cette dernière représente, en fait, une identité. La raison qui explique l'alliance, lors de la Révolution française, de ces deux partenaires si inégaux, est qu'après l'abdication du roi, l'État français n'avait pas d'identité. « L'État c'est moi » avait dit le roi de France. Mais les idées des Lumières étaient trop abstraites pour servir d'identification : l'individu avait remplacé l'ordre corporatif et le nouveau concept de raison se réclamait de l'universalité. Ces deux notions étaient inadaptées pour favoriser l'identification avec une France, naissant sous une nouvelle forme. On dut créer une identité et cette identité, on la trouva dans l'identité « nationale ». En d'autres termes, la Nation servit de contenant à l'idée républicaine pour que celle-ci puisse créer une identité. Pour ce faire, il fallut cependant remodeler le contenant pour passer de la Nation culturelle à la Nation étatique. C'est ainsi que la Nation française devint le vecteur et l'annonciatrice de tous les idéaux à valeur universelle, issus des Lumières. Ce processus a évincé les identités régionales, locales et culturelles. Cela ne fut possible que parce qu'une autre identité, ayant également des composantes culturelles, s'offrit, une identité valable pour tout le territoire, c'est-à-dire implantée au niveau « national ». Ainsi, chaque individu était partie intégrante de la « grande Nation ». En d'autres termes, l'identité étatique avait intégré les éléments culturels : à l'avenir, pour les Français, la culture ne couvrait plus simplement les uvres des artistes mais englobait les acquis universels des Lumières, la démocratie, les droits de l'Homme ou, pour employer un terme plus général, le « républicanisme », tel que la Révolution française l'avait créé. Le cinéma français est effectivement le cinéma d'une « grande Nation » et sa défense contre Hollywood est aussi un acte de fierté républicaine. Du fait de son histoire, l'identité étatique et l'identité culturelle sont liées plus profondément et le lien est plus émotionnel que dans bon nombre d'autres pays d'Europe occidentale.
En Allemagne, le processus était inverse. La Nation culturelle, très longtemps, ne se transforma pas en Nation politique car il n'existait pas d'État allemand unifié. Longtemps, l'identité culturelle et l'identité étatique restèrent séparées. Les intellectuels allemands reprirent à leur compte les idéaux de la Révolution française sans pouvoir, ou sans vouloir, les introduire dans un cadre politique. C'est pourquoi les idéaux des Lumières ne se mirent pas en contradiction avec les identités culturelles locales dans les différentes principautés ou les petits États. Quand, 100 ans plus tard qu'en France, l'État-Nation fut aussi établi en Allemagne, ces identités culturelles locales continuèrent á résister à l'État allemand. L'identité étatique et l'identité culturelle restèrent beaucoup plus indépendantes l'une de l'autre qu'en France.
Les différences de signification des deux termes, le « Bürger » allemand et le « citoyen » français s'explique donc par l'identité : pour le « citoyen » français, les identités politique et culturelle sont, premièrement, étroitement liées et deuxièmement elles sont implantées presque exclusivement au niveau « national ». Pour le « Bürger » allemand, les identités étatiques et culturelle sont moins liées et chacune se retrouvent à différents niveaux étatiques. On peut sans problème être « Bürger am Oberrhein » mais on ne peut pas être « citoyen dans l'espace du Rhin supérieur » sans remettre en question l'idéal républicain des Lumières. L'identité suisse s'intègre bien dans ce contexte : les Suisses ont une identité étatique très prononcée également au niveau des cantons et même des communes ou des villes. Dans ce sens, les Suisses sont plus proches du modèle allemand. Cependant, le modèle de pensée français a également été perçu en Suisse, ce qui se remarque dans les cantons francophones. Mais l'identité étatique plurielle, c'est-à-dire à plusieurs nivaux, étant une condition pour la perception de ces identités selon le modèle français et les Suisses francophones représentant une petite minorité, cette identité est un phénomène cantonal.
Dans ce contexte, je vais me pencher sur une identité pour laquelle la coopération dans l'espace du Rhin supérieur pourrait avoir valeur de modèle, celle de l'Europe dans son ensemble. Au niveau européen, jamais une identité nationale ne se développera et cela est bien. Un nationalisme européen, comparable au patriotisme que nous avons vécu sous une forme exacerbée aux États Unis au cours des derniers mois signifierait la fin de l'idée européenne. Les sentiments nationaux, dans le sens de racines culturelles, resteront ancrés en Europe là où ils le sont déjà, c'est à dire au niveau national ou bien, dans les État fédéraux, à un niveau supplémentaire, ancré plus bas. Mais, au niveau européen, il n'y aura pas d'alliance entre « République » et « Nation » comme ce fut le cas, il y a 200 ans, en France. Au contraire, j'oserais même émettre la thèse opposée : Je crois que l'alliance entre « République » et « Nation » touche lentement à sa fin. Je crois que ce qui se passe en Europe depuis un certain temps est un lente séparation entre l'identité étatique et l'identité nationale, l'identité nationale retournant au domaine d'où elle vient, le domaine purement culturel.
Comment en arrivé-je à ces thèses ? Ce que nous observons, dans le cadre de l'Union européenne, est la lente naissance d'une identité étatique mais sans le cadre émotionnel d'une nation. Cela signifie que l'identité étatique s'étend désormais également à un niveau supranational après que, dans les Etats fédéraux, celle-ci a existé à des niveaux inférieurs au niveau national. Si l'identité étatique s'étend à plusieurs des niveaux possibles de l'État, elle doit, à long terme, se séparer de l'identité culturelle. De son côté, grâce à cela, l'identité culturelle a la possibilité de s'étendre géographiquement, donc horizontalement ; parallèlement, elle peut naître de sources différentes : soit l'origine, soit une situation librement choisie ou bien due aux aléas de la vie. De telles identités culturelles peuvent exister parallèlement et être vécues intensément. Aujourd'hui déjà, nous sommes confrontés à des identités culturelles plurielles, par exemple chez les groupes d'immigrants qui ont été intégrés à lÉtat sans que l'on exige d'eux une intégration culturelle. C'est ainsi que l'on parle des « Turcs de Francfort ». Ce sont des enfants de parents turcs qui ont grandi en Allemagne, qui se considèrent politiquement comme des habitants de Francfort mais qui, culturellement, se ressentent comme étant turcs. Cette approche est diamétralement opposée au Meltingpot, au creuset américain et, pour l'Europe, elle pourrait être décisive pour la politique que l'on adoptera à l'encontre des immigrés. Pour cela, il me faut insister sur un point : l'identité étatique n'est pas synonyme de nationalité officielle. La nationalité officielle contribue certes à l'identité étatique, mais celle-ci dépasse, de loin, les notions officielles. L'identité est aussi une question de sentiments.
Il faut à cet endroit mentionner la xénophobie, le racisme et le nationalisme qui, actuellement, sont en pleine recrudescence en Europe. Ces trois phénomènes reposent sur le même phénomène qui fait une classification entre ceux qui appartiennent au groupe et ceux qui sont à l'extérieur : « Nous et les autres » en est le leitmotiv. Cette approche s'oppose à l'identité étatique avec les mêmes éléments que le Romantisme utilisait, au XVIIIème siècle, pour s'opposer aux Lumières : le sentiment remplace la raison, le local, le particulier, la particularité culturelle remplace l'approche universelle. Cela mène à une approche romantique, le différent est exclus, avec le temps, il est haï et finalement il est expulsé ou tué. Le terme épouvantable de « nettoyage » ethnique qualifie cette évolution dans toute son horreur. À côté de ce romantisme de l'exclusion, il existe aussi un romantisme de l' « intégration » et, là encore, c'est la Révolution française qui sert d'exemple : l'élément romantique qui, il y a deux cents ans, servit de recours à l'identité étatique, à la République, pour que celle-ci puisse se développer, se nommait certes, autrefois « nation », ce qu'il continue à faire de nos jours. Mais, des guerres napoléoniennes à aujourd'hui, cette « nation » n'a jamais été porteuse des contenus que j'ai qualifiés de romantisme de l'exclusion. Dès sa naissance, la nation française s'est inscrite sous le signe des principes de l'universalité et de l'individualisme, principes que j'ai appelés « romantisme de l'intégration ». Quand la France, après la Révolution et à partir des guerres napoléoniennes, se trouva en conflit avec d'autres États européens ou avec des régions colonisées, ces conflits étaient dus à ses intérêts de grandes puissances et non pas à une interprétation romantique de la nation dans le sens ethno-romantique d'une communauté de pensée.
Le fait qu'autant le terme de « Nation » que celui d' « État » puisse relever d'identités totalement différentes se constate quand on fait une comparaison entre la France et les États Unis : derrière le terme français d' « État », comme derrière celui de « République » mais aussi derrière celui de « Nation », se cache toujours l'identité étatique. Derrière « la grande Nation » se cache également la fierté de l'identité étatique française qui se réclame du principe de l'universalité et non pas de la nation, entendue dans le sens romantique de communauté. En d'autres termes, « la grande Nation » se réclame également du contenu et non du contenant qui, il y a 200 ans, a été choisi pour ce contenu. Quand les Américains disent « nation », ils pensent à leur nation. Quand ils disent « country », ils pensent également à leur nation et quand ils disent tout simplement « l'Amérique », ils pensent encore plus à leur nation. Étant donné que les Américains, en fait, ne connaissent pas d'identité étatique mais seulement une identité nationale ils entendent, aussi surprenant que cela puisse être, sous le terme de « state », également une identité nationale et non une identité étatique. Je mentionnerai en marge que cette identité nationale a de fortes racines religieuses. C'est justement cet élément religieux qui est à la base de toutes les dissensions transatlantiques en matière de valeurs.
Mais retournons à l'Europe : le romantisme de l'intégration peut renforcer la raison des Lumières alors que le romantisme de l'exclusion détruit la raison des Lumières. Cela vient du fait que le romantisme de l'exclusion pense en catégorie d'appartenance à un groupe (leitmotiv « nous et les autres »), le romantisme de l'intégration, lui, est basé sur un lien émotionnel entre tous les hommes dans leur unicité et leur individualité. L'affection et la compassion envers chacun de ces hommes est quelque chose d'effectivement émotionnel et présente donc des éléments romantiques mais il s'agit là d'un romantisme de l'intégration. Je pense aujourd'hui que l'Europe ne pourra maintenir son patrimoine des Lumières que si elle uvre en faveur d'une réconciliation entre pensée des Lumières et pensée romantique. Mais cette réconciliation n'est possible que dans le cadre d'un romantisme d'intégration, comme la France l'a prouvé.
Nous constatons donc la tendance suivante pour ce qui est de l'identité européenne : L'identité étatique, qui pourra devenir une identité européenne, est fortement enracinée dans la Révolution française, avec son accent sur l'individualisme et l'universalité. Mais le modèle allemand de l'identité étatique entre également en ligne de compte dans la mesure où ce modèle a, dès le début, intégré la pluralité de cette identité, c'est à dire qu'il a toujours fait une différenciation interne. Et c'est justement cette pluralité qui pourra aider le modèle français à s'étendre verticalement, vers le haut et vers le bas. Il permet au modèle français, premièrement, de se débarrasser de ses éléments centralistes pléthoriques et, deuxièmement, il permet également au modèle français de trouver progressivement le moyen de séparer l'identité étatique de l'identité nationale. Mais, et ceci est capital, cette séparation ne remet pas en question, dans son fonds, la fusion qui a eu lieu, il y a 200 ans, en France entre les Lumières et le Romantisme. Sous cet aspect, la Révolution française se poursuit aujourd'hui au niveau paneuropéen.
Et voilà le point qui me ramène au titre de mon exposé : « Rechte und Pflichten des Bürgers », « droits et devoirs du citoyen » renvoie à l'identité étatique de l'individu. Chacun d'entre vous, ici présent à ce congrès, a une quelconque activité publique, soit parce qu'il exerce une fonction publique directe, soit parce qu'il travaille dans une commission spécialisée, dans une administration publique, une administration de l'exécutif ou d'un parlement et cela soit à au niveau communal ou au niveau régional. Ou bien, et c'est l'autre facette, vous êtes engagés au sein d'initiatives locales et de groupements, d'associations privées, de clubs ou autres organisations dans les domaines les plus variés, social, culturel, sportif, avec un objectif plus ou moins politique. Toutes ces activités ont un point commun : le naturel qui s'exprime dans ces activités. Même ceux d'entre vous qui travaillent dans une telle association privée se considèrent comme citoyens, ils ont une identité étatique. De telles activité ne sont pas en contradiction avec vos droits et vos devoirs de citoyens et de citoyennes. Et surtout, de telles activités n'ont pas pour objectif de remplacer votre identité étatique, elles s'intègrent dans un cadre de coopération avec les administrations et les organes publics.
En conclusion permettez-moi de résumer de manière lapidaire : En Europe, la liberté est indissociablement liée à l'idée de l'État. Non seulement l'État garantit à tout un chacun le respect des mêmes libertés mais c'est également l'État, aux différents niveaux, qui garantit la liberté des Européens et des Européennes. En outre, l'ordre de paix européen est entièrement basé sur l'État car ce sont les États qui ont conclu cet ordre de paix et qui le maintiennent. Nous devrions soutenir les institutions étatiques en Europe si nous voulons défendre notre liberté et la paix en Europe. Et surtout, nous devons soutenir l'identité étatique qui est à la base de tout. Dans le cadre de la mondialisation qui, comme nous le savons tous, entraîne aussi bien du positif que du problématique, l'Europe est exposée à des influences diverses, venant surtout d'outre-Atlantique, qui remettent en question l'identité étatique selon le modèle européen. Je pense qu'il est particulièrement important que nous réfléchissions ensemble, en Europe, à ces questions d'identité étatique. C'est pourquoi de congrès a une importance qui, dans son fonds, dépasse de loin l'espace du Rhin supérieur.